vendredi 13 août 2010

L'horreur au service de l'horreur

Il y a beaucoup à dire sur l'utilisation de l'image horrible d'une femme s'étant fait couper le nez et les oreilles par son mari en couverture de "Time Magazine" pour justifier la poursuite à l'infini des opérations militaires américaines avec le sous-titre: "Ce qui se passe si nous quittons l'Afghanistan" (j'aurais préféré: "Ce qui se passe en Afghanistan alors que nous y sommes depuis 8 ans et que nous y dépensons militairement chaque année plusieurs fois le PIB de ce pays"). C'est le moment où la gestion à la petite semaine de l'acquiescement passif de la population américaine à ses devoirs impériaux ne suffit plus. Face aux attaques de Wikileaks, il faut sortir la Grosse Bertha. (Sans oublier également le petit détail évoqué sur le blogo selon lequel le directeur de la CIA n'évalue plus le nombre de membres d'Al Qaeda en Afghanistan qu'entre 50 et 100!!! Il n'y a pas d'erreur de zéro.)

Dès lors, le gant de fer propagandiste apparaît dans toute sa violence et son absence de scrupule (si ce gant de fer ne vous est pas familier, je le connais pour ma part très bien: c'est le même que celui qui s'était fait jour avant la guerre en Irak) et il matraque la population avec des opérations de propagande que Goebbels n'aurait pas reniées. Et "Time Magazine" de voler honteusement au secours de l'Empire à bout de souffle.

Les afghans ne sortiront pas de la barbarie grâce à l'invasion d'une force "civilisatrice" étrangère qui massacre au passage des milliers de civils avec abandon (notre civilisation du crime "propre": les drones par exemple). Doit-on rappeler aux américains qu'ils mettaient à mort des "sorcières" avec entrain il n'y a pas si longtemps? C'est le développement et la modernité qui apporteront à ces populations un système de valeurs plus similaire au nôtre, au moins si on croit comme c'est mon cas à l'universalité de ces valeurs (je parle ici des valeurs européennes car les Etats-Unis sont loin derrière nous comme en témoigne la peine de mort et l'utilisation extensive qu'ils font de leur système carcéral dans la régulation sociale de leurs minorités sans même parler de Guantanamo... Nous viendrait-il d'ailleurs à l'idée de leur reprocher formellement leur arriération?).

Les horreurs du conflit afghan (et irakien d'ailleurs), les massacres de civils sont soigneusement expurgés de nos médias qui participent de fait par omission à la perpétuation d'un culte de la guerre qui n'a toujours pas abandonné notre culture. Vous ne verrez pas de corps d'enfants déchiquetés, de soldats défigurés, de villages rasés sur vos écrans (on se souvient que Bush avait interdit les simples images de cercueils revenant des zones de conflit). Vous ne sentirez pas non plus l'odeur des corps décomposés. Car la guerre est immonde et ça va mieux en le disant. Et ça irait même encore mieux en le montrant. Mais non. L'horreur ne peut-être montrée que si elle mobilise nos populations pour poursuivre l'horreur bien dissimulée, elle, que nous générons et qui est (faut-il le rappeler?) autrement plus dévastatrice: la guerre.

Un autre point est le caractère possiblement exceptionnel de l'image de cette jeune afghane. Sans me faire l'avocat des talibans comme des défenseurs des droits de la femme, quelle assurance avons-nous que ces mutilations soient réellement la norme? Est-ce aussi systématique que de couper les mains des voleurs en Arabie Saoudite (Arabie Saoudite qu'on laisse singulièrement tranquille à ce sujet)? Où cette jeune femme a-t-elle été l'objet d'un crime extra-ordinaire qui, même s'il est le produit d'une réalité culturelle condamnable, n'est pas pour autant un bon résumé de cette dernière? On se demande en effet comment une société peut ne serait-ce que se reproduire si ses membres passent leur temps à se découper les uns les autres. N'y a-t-il pas un taliban qui aime sa femme? ses enfants? (si cela vous rappelle Sting, c'est normal). J'ai trop confiance dans le caractère universel de l'expérience humaine pour ne pas regarder avec suspicion tous les discours ouvertement déshumanisant au sujet de tels ou tels sous-groupes contre lesquels nous sommes comme par hasard en conflit armé. Comme c'est étrange... et pratique! Aussi, comment ne pas noter que nous nous moquions bien de ce genre d'exactions quand ces mêmes talibans luttaient contre l'envahisseur russe (voire le traitement pas piqué des hannetons des "bons sauvages" talibans dans Rambo III dans les années 80...) Et si on voulait décrire la société française en se basant sur tous les corps congelés que l'on retrouve un peu partout en ce moment? Comment "Time Magazine" peut-il considérer que cette photo constitue un argument recevable? Il y a une raison: la population occidentale a été formattée depuis des années à ne plus exercer de jugement critique et à procéder de manière pavlovienne à un amalgame (qui n'est autre que raciste) dès lors qu'il s'agit d'afghans, d'iraniens ou de musulmans en règle générale. Puisque certaines choses peu ragoutantes sont vraies, elles doivent toutes l'être et on ne va pas faire dans le détail.

Le plus caractéristique de ces amalgames racistes est celui qu'on a demandé à la population américaine de faire lors de l'invasion de l'Irak. Car je vous le demande: quel était exactement le rapport entre le 11 septembre et l'Irak? Amalgame raciste donc (CQFD). Une bonne illustration de ces vérités qui nous sont assénées sans être examinées de manière critique est quand Sarkozy nous a admonesté l'été dernier en demandant aux français de soutenir la présence française en Afghanistan car on y coupait les mains des petites filles qui se mettaient du vernis à ongle alors même que cela n'avait été rapporté nulle part. Puisqu'il s'agissait de talibans, c'est passé comme une lettre à la poste. Je pense que Sarkozy croyait que c'était vrai ce qui montre que personne, même supposément le mieux informé, n'est imperméable à des formes de propagande qui créent, puis flattent, des préconceptions enfouies finalement si profondément qu'on ne songe plus à les questionner.

Aujourd'hui, John Gorenfeld nous dévoile que la journaliste qui a écrit ce papier sur cette jeune femme défigurée pour "Time Magazine" a un intérêt personnel dans l'occupatio de l'Afghanistan car elle est la femme d'un entrepreneur afghano-américain en affaire avec le gouvernement afghan et l'armée d'occupation. Nuff said... (contraction de "Enough said" voulant dire quelque chose comme "pas besoin d'en rajouter...")

The maimed face of 18-year-old Aisha, her nose and ears cut off as punishment by her Afghan husband for fleeing his home, made the cover of Time magazine last week and changed the debate over the country's military involvement in Afghanistan. Hitting stands just as a growing chorus of pundits and lawmakers had begun to question the costs, the goals and the point of the country's longest war ever, the gut-punch cover image, beneath a stunningly blunt coverline conspicuously missing a question mark — "What Happens if We Leave Afghanistan" — and accompanying story by Aryn Baker, the magazine's Afghan/Pakistan bureau chief, gave a boost to supporters of America's continued military involvement in the country.
But there was more than a question mark missing from the Time story, which stressed potentially disastrous consequences if the U.S. pursues negotiations with the Taliban. The piece lacked a crucial personal disclosure on Baker's part: Her husband, Tamim Samee, an Afghan-American IT entrepreneur, is a board member of an Afghan government minister's $100 million project advocating foreign investment in Afghanistan, and has run two companies, Digistan and Ora-Tech, that have solicited and won development contracts with the assistance of the international military, including private sector infrastructure projects favored by U.S.-backed leader Hamid Karzai.
In other words, the Time reporter who wrote a story bolstering the case for war appears to have benefited materially from the NATO invasion. Reached by The Observer, a Time spokesperson revealed that the magazine has just reassigned Baker to a new country as part of a normal rotation, though he declined to say where.


Note 1: Pour mémoire, voici ce qu'écrivait la CIA il y quelques mois (wikileaks):

Afghanistan: Sustaining West European Support for the NATO-led Mission—Why Counting on Apathy Might Not Be Enough (C//NF)
The fall of the Dutch Government over its troop commitment to Afghanistan demonstrates the fragility of European support for the NATO-led ISAF mission. Some NATO states, notably France and Germany, have counted on public apathy about Afghanistan to increase their contributions to the mission, but indifference might turn into active hostility if spring and summer fighting results in an upsurge in military or Afghan civilian casualties and if a Dutchstyle debate spills over into other states contributing troops. The Red Cell invited a CIA expert on strategic communication and analysts following public opinion at the State Department’s Bureau of Intelligence and Research (INR) to consider information approaches that might better link the Afghan mission to the priorities of French, German, and other Western European publics. (C//NF)
...
Afghan women could serve as ideal messengers in humanizing the ISAF role in combating
the Taliban because of women’s ability to speak personally and credibly about their experiences under the Taliban, their aspirations for the future, and their fears of a Taliban victory. Outreach initiatives that create media opportunities for Afghan women to share their stories with French, German, and other European women could help to overcome pervasives kepticism among women in Western Europe toward the ISAF mission.
...
Conversely, messaging that dramatizes the potential adverse consequences of an ISAF defeat for Afghan civilians could leverage French (and other European) guilt for abandoning them. The prospect of the Taliban rolling back hard-won progress on girls’ education could provoke French indignation, become a rallying point for France’s largely secular public, and give voters a reason to support a good and necessary cause despite casualties.

Note 2: Et pour ne pas faire simplement dans la critique des Etats-Unis et l'exemption des européens ou des français, je rappelle que l'occupation militaire de l'Afghanistan est menée par l'OTAN. Nous avons donc une responsabilité dans sa poursuite ad vitam aeternam de ce conflit alors même que sa rationnalité est de plus en plus mise en doute et qu'il ne semble plus justifier que par la volonté de maintenir l'Empire dans une posture offensive et de mettre de l'huile sur le feu dans le contexte fabriqué du "Clash des civilisations". Je remarque également au passage que le traitement actuel des Roms par Sarkozy donne réellement le vertige. Ne les instrumentalise-t-il pas pour faire oublier des difficultés politiques? N'est-ce pas le principe même de la logique du bouc-émissaire? Je disais que Sarkozy nous éloignait de nos valeurs en ce qui concerne l'Hadopi mais là, ça prend un tour encore plus nauséabond (car menaçant des individus de manière plus urgente). L'ONU ne s'y trompe d'ailleurs pas même si certains de nos politiciens trouvent les membres qui en font partie un peu trop basanés à leur goût (dans quel monde vit-on? Les objections de l'ONU doivent être examinés sur leurs mérites bien évidemment et pas en fonction de la nationalité des membres du comité qui les prononce).

Note 3: Sting!

1 commentaire:

Ze Tatitude a dit…

"C'est le développement et la modernité qui apporteront à ces populations un système de valeurs plus similaire au nôtre, au moins si on croit comme c'est mon cas à l'universalité de ces valeurs "

Est-ce que ce n'est pas "imperialiste" ou any word que le Blogo aime que de penser que tout le monde nous envie nos valeurs dans le monde??? Et que ce sont nos valeurs qui apporteront progres et modernite. Certes, les preuves sont la que les valeurs occidentales sont correlees avec un developpement et une richesse sans equivalent depuis la nuit des temps. Mais je doute fort que tout le monde sur terre ait vraiment envie de partager nos valeurs. Et la Chine montre un contre-exemple par forcement parfait (mais nous le ne sommes pas non plus) d'un developpement fort sans avoir nos valeurs. Ou est la verite??